Chapitre XI
Pour désigner ce que trouvèrent les orphelins au bout du souterrain, on emploie parfois un mot français, le mot composé « cul-de-dac ». Comme tous les mots composés – en français, en chinois ou en bichlamar –, celui-ci devient plus clair si on le traduit mot à mot.
La petite particule « de », au milieu, est extrêmement courante en français ; jetez un coup d’œil à n’importe quelle page écrite en français, et vous verrez comme elle y fourmille. Donc, sans avoir appris le français, j’en déduis qu’il s’agit d’un de ces petits mots sans importance faits pour relier entre eux les grands mots – pour lier la sauce en quelque sorte. Quelque chose comme « et », par exemple.
Le mot « sac » est nettement moins courant, mais je serais tente de croire qu’il s’agit seulement de l’abréviation d’un mot plus long, également français, « sac de nœuds » qui signifie : « à n’y rien comprendre ».
Quant au mot « cul », il semble assez rare, on dirait même que les Français hésitent un peu à l’employer. J’en suis donc réduit aux suppositions, mais je serais prêt à parier qu’il signifie quelque chose comme « micmac », « truc pas clair », autrement dit quelque chose de fort peu présentable.
Bref, pour en revenir à la phrase que je m’apprêtais à écrire. Tout au bout du boyau obscur, les orphelins tombèrent sur un « cul-de-sac », autrement dit, grosso modo, sur un : « truc pas clair et à n’y rien comprendre ».
Naturellement, si les enfants Baudelaire avaient pu choisir sur quoi tomber, ils auraient sans doute opté pour un mot français différent. « Hors-d’œuvre », par exemple, qui signifie, sauf erreur : « porte secrète ouvrant directement sur une salle des ventes » ; ou, mieux encore, « bas-relief », autrement dit : « soulagement d’apprendre que la police a arrêté un dangereux bandit et délivré ses victimes ». Hélas, l’extrémité de la galerie se révéla aussi obscure, énigmatique et sinistre que le restant du boyau.
D’un bout à l’autre du trajet, il avait fait noir comme dans un terrier de moufette, et le boyau était si tortueux que les enfants n’arrêtaient pas de se retrouver nez au mur. Quant au plafond, il était si bas que Gunther avait dû se plier en deux tout du long ; enfin une pensée réjouissante !
De place en place, des sons étouffés leur avaient permis de deviner par où passait le souterrain. Par exemple, après le troisième virage, ils avaient reconnu la voix du portier ; autrement dit, ils se trouvaient toujours sous l’entrée du 667, boulevard Noir. Cinq détours plus loin, deux autres voix discutaient de décors marins, signe qu’ils n’avaient pas quitté le quartier. Un peu plus loin encore leur était parvenu le ronflement d’un trolley, puis, de méandre en détour, divers bruits de la ville : clipiticlop des sabots d’un cheval ; grondement sourd d’une fabrique ; tintement morne du glas ; patatras divers et variés…
Curieusement, lorsqu’ils butèrent sur la fin du boyau, on n’entendait plus un son. Ils tendirent l’oreille, s’efforçant d’imaginer sur quel endroit de la ville pouvait régner pareil silence.
— À votre avis, on est où ? chuchota Violette (car le silence, presque toujours, incite à parler tout bas). On se croirait dans un tombeau.
— Ce n’est pas le silence qui m’inquiète, répondit Klaus, tâtant le mur de son tisonnier. Mais j’aimerais savoir où ça continue. Parce que, si ça ne continue pas, j’ai bien peur qu’on soit dans une impasse.
— Une impasse ! se récria Violette, qui tâtait le mur opposé. Ça m’étonnerait. Oui veux-tu qui se donne la peine de creuser une galerie ne menant nulle part ?
— Pradjic, renchérit Prunille, autrement dit : « Si Gunther a emprunté cette galerie, il est bien sorti quelque part. »
— Voilà trois minutes que je palpe ce mur, dit Klaus d’un ton désabusé. J’ai bien dû palper chaque centimètre carré, et je ne trouve ni porte, ni escalier, ni virage, rien. C’est une impasse, il n’y a pas d’autre mot. Ou plutôt si, il y a un autre mot, un mot français, mais je ne sais plus lequel.
— Plus qu’à revenir sur nos pas, chevrota Violette, accablée. Plus qu’à refaire tout le trajet à l’envers, et à regrimper à la corde jusqu’au filet, et à envoyer Prunille au dernier étage – si ses dents veulent bien tenir, et si la porte de là-haut est toujours ouverte –, plus qu’à trouver de quoi faire une nouvelle corde pour que nous puissions grimper aussi, et à redescendre l’escalier sur la rampe, et à nous débrouiller pour sortir à la barbe du portier, et à foncer à la salle des ventes…
— Pailletan ! fit Prunille, autrement dit : « Jamais on n’arrivera à temps pour démasquer Gunther et délivrer les Beauxdraps ! »
— Je sais bien, soupira Violette. Mais que veux-tu faire d’autre ? Avec, en tout et pour tout, trois tisonniers ?
Klaus poussa un gros soupir.
— Si encore on avait des pelles et des pioches ! On pourrait creuser, ouvrir une issue. Mais allez donc piocher avec un tisonnier tordu !
— Tanti, fît Prunille, autrement dit : « Si encore on avait un petit bâton de dynamite ! Un gentil boum et hop ! on l’aurait, notre issue. Mais allez faire sauter quelque chose avec un tisonnier tordu ! »
— Difficile, concéda Violette, mais j’ai une autre idée. Si on s’en servait pour faire du ramdam ? Vous savez, comme ces gens qui tapent au plafond avec des manches à balai pour faire taire les voisins du dessus ? Ça fera peut-être venir quelqu’un ?
— On peut toujours essayer, dit Klaus. Sauf qu’apparemment il n’y a pas un chat au-dessus de nous. Mais enfin, bon, ça ne coûte rien. Viens, Prunille. Je vais te prendre à mon cou, que tu puisses taper aussi.
Klaus prit la petite à son cou, et les trois enfants se mirent à cogner comme des sourds, bien résolus à faire un vacarme de tous les diables. Mais à peine leurs tisonniers eurent-ils touché la voûte qu’un déluge de poussière épaisse s’abattit sur eux, aussi dru qu’une averse tropicale, si bien qu’ils arrêtèrent pour se frotter les yeux, et tousser, et cracher tant et plus.
— Berk ! dit Violette. Quel goût atroce !
— Un goût de toast carbonisé, dit Klaus.
— Piffloub ! fit Prunille de sa petite voix aiguë.
Violette cessa de tousser et se lécha le bout d’un doigt, pensive.
— Tu as raison, Prunille. C’est de la cendre. On doit être sous une cheminée.
— Pas sûr, dit Klaus. Regardez.
Ses sœurs levèrent les yeux. Au-dessus de leurs têtes s’esquissait une lente lumineuse, un fin filet de lumière du jour, dégagé sans doute par l’avalanche de poussière. Ce n’était pas plus large qu’un crayon, mais, à travers la fente, le soleil du matin faisait de l’œil aux enfants.
— Tissdu ? s’étonna Prunille, autrement dit : « Des cendres en ville ? À ciel ouvert ? »
— On est peut-être sous un barbecue, suggéra Klaus, un barbecue de jardin.
— On va le savoir très vite, décida Violette.
Et elle se mit à gratter le plafond, afin de mieux dégager la fente. L’averse de cendres reprit de plus belle, doublée d’un nuage de poussière noire. Puis, sous les yeux des enfants, la fente de lumière filiforme se changea en quatre fentes filiformes, dessinant un carré au plafond. Sur un côté de ce carré, on devinait deux charnières.
— Regardez ! triompha Violette. Une trappe ! On ne la voyait pas, tout à l’heure, mais elle était là !
De la pointe de son tisonnier, Klaus essaya de soulever la trappe, mais elle refusa de bouger.
— Verrouillée, bien sûr, dit-il. Gunther a dû y veiller, après être passé par là avec Duncan et Isadora.
Violette avait les yeux sur cette trappe et, dans le clair-obscur, ses cadets la virent nouer ses cheveux noirs de suie.
— Sûrement pas un verrou qui va nous arrêter, grommela-t-elle. Pas après tout ce chemin. Je crois que, pour finir, l’heure de ces tisonniers a sonné. Pas comme fers à souder, pas comme manches à balai… (Elle se tourna vers ses cadets, radieuse.) Non, comme pinces-monseigneur !
— Herdisset ? demanda Prunille.
— Oui, pinces-monseigneur, répéta Violette. Ces espèces de leviers dont se servent les cambrioleurs. On dit aussi pied-de-biche, mais je crois que le pied-de-biche a le bout fendu… Enfin bref, vous allez voir. On va glisser le bout de nos tisonniers tordus dans la fente, là, et ensuite on va taire basculer les manches vers le bas, un bon coup. La trappe devrait finir par céder. Vu ?
— Je crois, dit Klaus. Essayons.
Ils essayèrent. Tant bien que mal, ils glissèrent la pointe de leurs tisonniers dans la fente opposée à la charnière. Puis, de tout leur poids, grognant sous l’effort, ils abattirent les manches vers le bas. Et j’ai le plaisir d’annoncer que les pinces-monseigneur fonctionnèrent à merveille. Avec un craquement à faire frémir et une nouvelle cascade de cendres, la trappe ploya sur ses charnières et s’ouvrit vers les enfants – qui n’eurent que le temps de sauter de côté pour ne pas la recevoir sur la tête. Le soleil vint à leur rencontre, et les trois orphelins, clignant des yeux, virent enfin le bout de leur séjour souterrain.
— Ça a marché ! exultait Violette. Ça a marché pour de bon.
— Oui ! s’enthousiasmait Klaus. L’instant était propice à tes talents d’inventrice ! Comme disait Archimède, enfin je crois que c’est lui : « Donnez-moi un levier, et je soulèverai le monde ! »
— Up ! fit Prunille, autrement dit : « Remontons en surface ! », et ses aînés furent d’accord.
En se dressant sur la pointe des pieds, Klaus et Violette hissèrent Prunille dehors, puis ils se hissèrent à leur tour, l’un après l’autre, comme ils purent. L’instant d’après, ils étaient tous trois au soleil, papillotant des paupières de plus belle et complètement désorientés.
Ici, je dois ouvrir une parenthèse capitale. Libre à toi, lecteur, de sauter ce passage (le lecteur est toujours libre de sauter tout ce qui lui chante), mais souviens-toi qu’il est ici ; tu y reviendras un jour, pour comprendre. Bref. L’une de mes plus précieuses possessions est un coffret de bois muni d’une serrure très spéciale, vieille d’au moins quatre siècles, commandée par un code secret que m’a révélé mon grand-père. Mon grand-père tenait ce code de son grand-père, son grand-père le tenait de son grand-père, et moi-même je le révélerai à mon petit-fils si je devais un jour en avoir un, au lieu de vivre en ours solitaire jusqu’à la fin de mes jours.
Si ce coffret de bois est l’une de mes plus précieuses possessions, c’est pour la raison que voici : à l’intérieur, lorsqu’on l’a ouvert grâce au code secret, on trouve une petite clé d’argent, et cette clé permet d’ouvrir une autre de mes plus précieuses possessions, un coffret de bois un peu plus grand, que m’a offert un jour une femme dont mon grand-père a toujours refusé de parler.
À l’intérieur du coffret plus grand se trouve un précieux parchemin, mot qui signifie ici : « vieux rouleau de papier sur lequel est imprimé un plan de la ville à l’époque où y vivaient les orphelins Baudelaire ». C’est un plan annoté, avec des milliers de détails surajoutés à l’encre bleue – les dimensions de certains bâtiments, des croquis de costumes, et même des indications météorologiques, le tout griffonné à la main, dans la marge, par les douze précédents possesseurs de la carte, tous disparus aujourd’hui.
J’ai passé des heures penché sur ce plan, à en examiner chaque centimètre carré, à recopier dans mes dossiers toutes les informations qu’il contient, afin de pouvoir témoigner dans un livre comme celui-ci et dénoncer publiquement la conspiration à laquelle j’essaie d’échapper. Ce plan contient une foule de détails captivants, découverts au fil des ans par toutes sortes d’explorateurs, d’enquêteurs, d’artistes de cirque, mais le plus fascinant est qu’il montre ce que découvrirent les trois jeunes Baudelaire à ce point de notre récit.
Parfois, la nuit, quand le sommeil me fuit, je me lève, j’ouvre le coffret, je récupère la clé qui ouvre le coffret plus grand, je ressors le plan et, à la bougie, je parcours des yeux une fois de plus la ligne de pointillés indiquant le souterrain qui part du 667, boulevard Noir et aboutit à cette trappe que les enfants Baudelaire ouvrirent à l’aide de leurs similipinces-monseigneur. Une fois de plus, je lorgne et relorgne ce point de la ville où les orphelins ressortirent au grand jour ; mais j’ai beau lorgner, relorgner, rerelorgner encore, je n’en crois toujours pas mes yeux – pas plus que Violette, Klaus et Prunille n’en crurent leurs yeux ce jour-là.
Les trois enfants étaient restés si longtemps dans l’obscurité qu’il leur fallut un moment pour s’accoutumer à la lumière du jour, moment qu’ils employèrent à se frotter les yeux, se demandant où donc ils venaient de déboucher. Soudain, encore à moitié aveuglés, ils distinguèrent une silhouette humaine à vingt pas de là.
— Pardon monsieur, dit Violette bien haut. Nous voudrions aller à la salle Sanzun, c’est très urgent. Pourriez-vous nous indiquer le chemin, s’il vous plaît ?
— Deu… deu… deuxième carrefour à g… à gauche, par là… bredouilla la silhouette, et les enfants, leurs yeux s’accoutumant, virent qu’il s’agissait d’un facteur, un facteur un peu ventru qui les regardait d’un drôle d’air. S’il… s’il vous plaît, ajouta-t-il en reculant, ne m… ne me faites pas de misères.
— Des misères ? On n’a aucune intention de vous en faire, dit Klaus, essuyant ses lunettes poudrées de cendres.
— C’est ce que disent tous les fantômes, marmotta le facteur. Et ils vous font des misères quand même.
— Mais on n’est pas des fantômes ! dit Violette.
— Pas des fantômes ? Et vous croyez que je vous crois ? Je vous ai vus sortir de ces cendres, je vous ai bien vus ! Les gens le disaient, que c’était hanté, ici, depuis que la maison Baudelaire a brûlé. Maintenant, je sais qu’ils avaient raison.
Et il s’éclipsa sans laisser aux enfants le temps de répondre – mais de toute manière ils étaient sans voix.
Une longue minute encore, ils clignèrent des yeux dans le soleil du matin, et pour finir ils constatèrent que le facteur avait dit vrai. Non pas en les traitant de fantômes, bien sûr ; ils n’étaient que trois enfants sortis d’un souterrain débouchant sur un gros tas de cendres. Mais il avait dit vrai pour ce qui était de l’endroit.
Brusquement, ils eurent très froid, et ils se blottirent les uns contre les autres comme s’ils étaient encore sous terre et non au soleil du matin, debout au milieu des décombres de ce qui avait été leur maison.